Pourquoi les quatre Ecoles? Par Sheykh Abdal Hakim Murad

Pourquoi les quatre Ecoles [madhhabs] ?

Par Sheykh Abdal Hakim Murad
 

 Qouran

 

 

 

Le problème de l’anti-madhhabisme …

Le plus grand succès de la umma, au terme du millénaire passé, est sans doute d’avoir pu, à l’épreuve du temps, maintenir intacte sa cohésion intellectuelle interne. Depuis le cinquième siècle de l’hégire jusqu’à une période récente, et malgré l’aspect tragique des belligérances inter-dynastiques, les musulmans sunnites ont su maintenir entre eux une attitude de respect religieux et de fraternité quasiment infaillible. Il est remarquable que littéralement nulle guerre de religion, émeute ou persécution ne les ait divisés au cours de cette longue période si difficile à maints autres égards.

Un tel résultat est l’exception qui confirme la règle instituée par l’histoire des mouvements religieux. L’avis classique de la sociologie, tel qu’il fut avancé par Max Weber et ses disciples, postule que les religions jouissent à leur genèse d’une période initiale d’unité avant de se déliter dans un factionnalisme croissant, conséquence directe des luttes intestines inter-hiérarchiques. Le Christianisme constitue l’exemple le plus probant de ce paradigme. Mais on pourrait en ajouter bien d’autres, parmi lesquels des croyances séculaires comme le marxisme. A première vue, la capacité propre à l’Islam d’échapper à ce sort est frappante et nécessite une étude approfondie.

Il y a, bien sûr, une explication religieuse élémentaire. L’Islam est la dernière religion, le dernier bus du jour, et a donc été protégé par Dieu de façon à ne pas tomber en totale dégénérescence. Il est vrai que ce que ‘Abdul Wadod Shalabi a nommé « spiritual entropy » [1] existe depuis les débuts de l’Islam. Cette évidence est clairement corroborée par un grand nombre de hadiths. Néanmoins la Providence ne saurait négliger la umma. Les religions antérieures ont partiellement ou complètement dégénéré en schismes et chaos. Mais la piété islamique, bien que sujette à une certaine érosion sur le plan qualitatif, comprend des mécanismes intrinsèques qui lui permettent de conserver une bonne part de cette harmonie caractéristique de son âge d’or. Où que les singeries des émirs et autres politiciens puissent nous mener, la fraternité des croyants, qui fut également de mise chez les premiers Chrétiens comme chez d’autres fidèles demeure, après 1400 ans, un principe incontestable représenté par la plupart des membres de la dernière communauté de référence ayant reçu la Révélation de l’Islam. La raison en est simple et indiscutable : cette religion qui nous a été donnée constitue l’ultime parole de Dieu. Elle se doit donc de rester intacte, de même que ses fondements que sont le tawhid, l’adoration et la sagesse, jusqu’aux Jours Derniers.

Une telle interprétation a un mérite certain. Mais il nous faudra tout de même commenter certaines douloureuses exceptions à la règle, survenues lors des débuts de notre histoire.

Le Prophète (salallahou ‘alayhi wassalam) lui-même a dit à ses Compagnons, dans un hadith rapporté par l’Imam Tirmidhi :

« Quiconque parmi vous me survivra assistera a un grand conflit. »

Les premières ruptures qui ébranlèrent le corps politique de l’Islam sont les suivantes : l’insurrection désastreuse contre ‘Othman (puisse Dieu être satisfait de lui) [2], les dissensions opposant ‘Ali (puisse Dieu être satisfait de lui) à Talha puis à Mu’awiyah [3], ainsi que les scissions sanglantes des Kharijites [4]. Toutes ont engendré la discorde au sein même du corps politique musulman, presque dès le début. Seuls l’équilibre mental intrinsèque et l’amour de l’unité régnant dans les cœurs des savants de la umma et assistés, sans aucun doute, par la Providence, ont aidé à surmonter les agitations initiales causées par ces discordes pour finalement créer un Sunnisme puissant et harmonieux qui a, au moins à un niveau purement religieux, uni 90% de la umma pour 90% de son histoire.[5]

Nous sommes aujourd’hui en proie à des divisions de plus en plus profondes. Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il nous sera très utile d’examiner minutieusement les forces qui nous ont divisé dans le passé. Elles étaient nombreuses, parfois très excentriques. Mais seules deux d’entre elles ont tourné en mouvements populaires massifs, engendrés par une idéologie religieuse et en rébellion active contre le credo et l’érudition majoritaires. On les a nommées Kharijisme et Shiisme pour de bonnes raisons. Contrairement au Sunnisme, elles ont produit de nombreux groupes dissidents et mouvements dérivés. Mais du fait de leurs respectives divergences de position vis-à-vis de l’opinion mainstream sur la question clé de l’autorité religieuse en Islam, elles sont tout de même restées deux traditions dissidentes identifiables.

Confrontés à ce qu’ils considéraient être un glissement moral sous le règne des premiers califes, les partisans posthumes de ‘Ali (puisse Dieu être satisfait de lui) développèrent une théorie d’autorité religieuse qui se distingua des visions égalitaires précédentes en les agrémentant d’une succession charismatique d’Imams.

Nous ne nous étendrons pas sur le problème de savoir si cette idée a pu être influencée par le passé chrétien oriental de certains convertis de l’époque qui avaient été nourris par l’idée d’une succession apostolique mystique du Christ, un don qui octroyait supposément à l’Eglise l’unique pouvoir de pénétrer son message au cours des générations futures. Par contre, il faut souligner que le Chiisme s’est développé sous une multitude de formes en réponse à ce qui était largement perçu par les acteurs de la société islamique d’alors comme un manque d’autorité religieuse.

Le temps des ‘Califes bien guidés’ arriva à son terme et les dirigeants Omeyyades s’écartèrent d’une manière de plus en plus manifeste du mode de vie que leur fonction d’ ‘émirs des croyants’ aurait dû honorer. Dans un tel contexte, les écoles de fiqh de l’époque, qui présentaient de nombreuses divergences et s’étaient formées depuis peu, semblaient inaptes à mener fermement et sans équivoque les affaires religieuses. D’où l’idée souvent irrésistible d’un Imam infaillible [6].

Cette interprétation de la montée de l’imâmisme aide aussi à expliquer la seconde grande phase de l’expansion chiite. Avec le succès du renouveau sunnite du cinquième siècle, quand le Sunnisme fut enfin considéré comme un système totalement fonctionnel, le Chiisme connut un léger déclin. Son expression extrême, se manifestant à travers l’Ismaélisme, fut sévèrement attaquée par l’Imâm al-Ghazali dont le livre « Les scandales des Batinites » révéla et réfuta leurs doctrines secrètes avec une force foudroyante [7]. Ce déclin de l’engouement chiite ne s’estompa qu’au milieu du septième siècle, après que les hordes mongoles de Gengis Khan eurent envahi et obstrué les terres centrales du monde musulman. L’attaque fut d’une dureté impensable : il est dit, par exemple, que parmi les 100.000 habitants de la ville de Herat, seuls quarante survivants sortirent des ruines fumantes pour faire le compte des dégâts [8]. A la suite de cette vague de troubles, des turcomans à peine convertis immigrèrent, et dans un contexte de crainte, de turbulences et d’attente messianique, et parce que tous les savants sunnites des villes étaient morts, ils se tournèrent plus facilement vers des formes extrêmes de croyances chiites [9]. Le triomphe du Chiisme en Iran, un pays qui fut d’abord attaché au Sunnisme, date de cette période douloureuse [10].

A cette époque, l’autre grand mouvement dissident de l’Islam fut celui des kharijites, littéralement, les sécessionnistes, appelés ainsi car ils se séparèrent de l’armée du Calife ‘Ali lorsqu’il accepta un arbitrage entre lui et Muawiyah pour mettre fin à leur conflit. Sur la base de la sentence coranique ‘Le jugement n’appartient qu’à Dieu’, ils combattirent froidement l’armée de ‘Ali qui comprenait certains des Compagnons les plus éminents, jusqu’à ce qu’en l’an 38, l’Imam ‘Ali les batte à la bataille de Nahrawan, où 10.000 d’entre eux périrent [11].

Si les premiers Kharijites furent éliminés, le kharijisme lui-même subsista. Sa doctrine s’averra être l’exact opposé du chiisme, rejetant toute idée d’autorité héritée ou charismatique, et insistant sur le fait que la piété seule devait influer sur le choix du dirigeant de la communauté des croyants. Elle fut établie par des critères considérablement simplistes : les premiers kharijites étaient réputés pour leurs dévotions extrêmement drastiques et pour la doctrine rigide qui déclare le Musulman grand pêcheur mécréant. Cette excuse qu’était le takfir (l’excommunication) permit aux groupes kharijites qui campaient sur des territoires montagneux reculés du Khuzestân d’attaquer les lieux d’habitation des Musulmans qui avaient suivis les autorités omeyyades. Les non-kharijites étaient régulièrement massacrés lors de ces opérations, qui déclenchèrent de froides récidives de la part de généraux Omeyyades très fermes comme al-Hajjaj ibn Yussuf. Mais bien que leur cause fût clairement sans espoir, les attaques des kharijites persistèrent. Le Calife ‘Ali fut assassiné par ibn Muljam, un survivant de Nahrawan, tandis que le savant du hadith, l’imam al-Nasai, auteur d’une des collections de sunan qui font autorité, fut lui aussi tué par des fanatiques kharijites à Damas en 303/915. [12]

De même que le chiisme, le kharijisme fut la cause d’instabilités en Irak et en Asie Centrale, et parfois même ailleurs, et ce jusqu’aux quatrième et cinquième siècles de l’ère islamique. A cette époque, un grand tournant historique eut lieu. Le Sunnisme s’organisa en un système très précis qui se développa si harmonieusement et fut si ouvertement adopté par la grande majorité des ulémas que l’attrait pour les mouvements rivaux diminua rapidement.

Voici ce qui arriva. L’Islam sunnite, qui occupait le terrain central, entre les deux extrêmes que représentaient le kharijisme égalitariste et le chiisme hiérarchique, avait longtemps été troublé par des disputes concernant son propre concept d’autorité. Pour les sunnites, l’autorité, par définition, trouvait sa source dans le Coran et la Sunna. Mais face à une immense quantité de hadiths – qui avaient été dispersés sous des formes et des récits variés d’un bout à l’autre du monde islamique à la suite des migrations des Compagnons et des Tabi’un – il était parfois difficile d’interpréter la Sunna. Même une fois que les hadiths authentiques eurent été extraits de ce corpus gigantesque, ce qui s’élevait encore à plusieurs centaines de milliers de hadiths, certains d’entre eux semblaient en contredire d’autres, ou même contredire certains versets du Coran. Il était certain que des approches simplistes, comme celle des kharijites en particulier, qui avaient établis un petit corpus de hadiths et en dérivaient directement les bases de leur doctrine ainsi que de leur loi, ne pouvaient pas fonctionner. Les contradictions internes étaient trop nombreuses et les interprétations qui en découlaient trop complexes pour que des qadis (juges) puissent prononcer des jugements simplement en ouvrant le Coran et les recueils de hadiths à la bonne page.

Les raisons derrière ces contrastes apparents entre de nombreux textes révélés ont été examinées de près par les premiers ulémas, souvent au cours de riches débats entre grands esprits comblés de mémoires photographiques des plus parfaites. Une bonne partie de la science des principes légaux islamiques (usul al-fiqh) a été développée pour établir des mécanismes logiques permettant de résoudre de tels conflits tout en préservant l’esprit traditionnel de l’Islam. Tous les étudiants en jurisprudence islamique reconnaissent en l’expression taarud al-adilla (contradiction entre dalils, càd. entre preuves textuelles) l’un des concepts légaux islamiques les plus sensibles et complexes [13]. Certains savants des premières générations comme Ibn Qutayba se sont sentis obligés de consacrer des livres entiers à ce sujet [14]. Les savants de usul ont basé leurs études en postulant que les conflits entre textes révélés n’étaient rien de plus que des conflits d’interprétation et qu’ils ne pouvaient être considérés comme des incohérences au niveau du message légal transmis par le Prophète (salallahou ‘alayhi wassalaam). Le message de l’Islam avait été parfaitement propagé avant le décès de ce dernier ; et le rôle des savants qui venaient après lui était exclusivement d’interpréter, et non de modifier.

Conscient de cela, le savant de l’Islam, en examinant des textes problématiques, commence par faire des tests méthodiques et réfléchit à des méthodes de résolution. Le système établi par les premiers savants était le suivant : si deux paroles coraniques ou hadiths semblent se contredire, le savant doit d’abord analyser les textes au niveau linguistique, pour voir si la contradiction n’est pas due à une mauvaise interprétation de l’arabe. Si cette contradiction ne peut être résolue ainsi, il tente de déterminer, sur la base d’une série de techniques textuelles, légales et historiographiques, si l’un d’entre eux est sujet au takhsis, c’est-à-dire qu’il ne s’applique qu’en certaines circonstances, et qu’il constitue donc une exception spécifique à un principe plus général figurant dans l’autre texte. [15]

Le juriste doit également considérer le statut textuel des écrits, en se fondant sur le principe en vertu duquel un verset coranique, de même qu’un hadith rapporté par plusieurs isnads (mutawatir ou mashhur), ont prédominance sur un hadith rapporté par une seule isnad (chaîne de transmission ; ce type de hadiths est nommé ahad). [16] Si, après avoir appliqué tous ces mécanismes, le juriste constate que le conflit perdure, il doit alors considérer la possibilité qu’un des textes ait pu être officiellement abrogé (naskh) par l’autre. Ce principe de naskh montre bien qu’en examinant le problème délicat de taarud al-adilla, les ulémas sunnites ont basé leur approche sur des principes textuels qui avaient déjà été admis à maintes reprises du vivant du Prophète. Les Compagnons savaient par ijma que sous le règne du Prophète, où il les instruisit, les éduqua et les sortit de la violence du paganisme pour les mener sur le chemin plus sobre et miséricordieux du monothéisme, son enseignement avait été modelé par Dieu pour mieux s’adapter à leur développement. Le cas le plus connu est l’interdiction progressive du vin, qui fut découragé par un premier verset coranique, puis désapprouvé et finalement interdit [17]. Un autre exemple, concernant un principe encore plus central, était la prière canonique, que les premiers Musulmans de la umma avaient été tenus d’accomplir seulement deux fois par jour au début, mais qui, à la suite du mi’raj, devint obligatoire cinq fois par jour [18]. Le mutah (mariage temporaire) avait été permis aux débuts de l’Islam, mais fut ensuite prohibé quand les conditions sociales se développèrent, quand le respect pour les femmes augmenta et la morale s’affermit [19]. Il y a plusieurs autres exemples à cette évolution, la plupart remontant aux années suivant immédiatement la hijrah, période durant laquelle le développement de la jeune umma fut en constant mouvement.

Il y a deux types de naskh : l’explicite (sarih) et l’implicite (dimni). [20] Le premier est facilement identifiable, étant donné qu’il concerne des textes qui spécifient expressément qu’une règle précédente est modifiée. Par exemple, un verset du Coran (2 :142) ordonne les Musulmans de se tourner pendant la prière vers la Ka’ba plutôt que vers Jérusalem. [21] C’est encore plus courant pour les paroles prophétiques ; par exemple, dans un hadith rapporté par l’Imam Muslim, il est dit : « Je vous interdisais de visiter les tombes ; mais à présent, visitez-les ! » [22] Pour commenter cette parole, les ulémas du hadith expliquent que dans les premiers temps de l’Islam, quand les pratiques idolâtres étaient encore ancrées dans les mémoires des gens, il avait été interdit de visiter les tombes de peur que des Musulmans fraîchement convertis commettent le shirk. Cependant, lorsque le monothéisme s’affermit dans le cœur des Musulmans, cette prohibition fut levée, n’étant plus nécessaire, si bien qu’aujourd’hui, il est recommandé aux Musulmans de visiter les tombes pour prier en faveur des morts et garder présent à l’esprit la Vie Dernière, al-akhira. [23]

L’autre type de naskh est plus subtil, et a souvent poussé les premiers ulémas à aller au bout de leurs possibilités intellectuelles. Il concerne des textes qui annulent ou modifient substantiellement des documents plus anciens sans l’énoncer explicitement. Les ulémas ont relevé plusieurs exemples de ce type, dont les deux versets de la sourate al-baqarah qui donnent des instructions divergentes à propos de la période durant laquelle les veuves doivent attendre avant de se remarier (2 : 240 et 234) [24]. Pour ce qui est des hadiths, rappelons-nous par exemple qu’un jour, le Prophète a demandé à ses Compagnons de rester assis derrière lui alors qu’il priait ainsi parce qu’il était malade. Ce hadith est rapporté par l’Imam Muslim. Cependant, un autre hadith, également rapporté par Muslim, mentionne un incident au cours duquel les Compagnons prièrent debout, alors que le Prophète était assis. La contradiction apparente fut résolue par une analyse chronologique scrupuleuse qui révéla que la deuxième scène s’était déroulée après la première, et donc avait priorité sur cette dernière. [25] Cela a été dûment rapporté dans les livres de fiqh des plus grands érudits.

Les techniques d’identification du naskh ont permis aux savants de résoudre la plupart des cas de taarud al-adilla. Elles nécessitent une connaissance rigoureuse et détaillée non seulement des disciplines du hadith, mais aussi de l’histoire, de la sirah, et des opinions tenues par les Compagnons ainsi que les autres savants sur les circonstances de la genèse et de l’exégèse du hadith en question. Dans certains cas, les savants du hadith voyageaient d’un bout à l’autre du monde islamique pour recueillir les informations nécessaires à la compréhension d’un seul hadith. [26]

Dans le cas où l’abrogation ne peut être prouvée malgré tous les efforts déployés, les ulémas du salaf ont décidé qu’il était nécessaire de faire d’autres tests, dont l’importante analyse du matn (le texte transmis, plutôt que l’isnad du hadith).[27] De même, on considère que les paroles claires (sarih) ont préséance sur les allusives (kinayah), et les formules catégoriques (muhkam) sur des formes plus équivoques telles les paroles interprétées (mufassir), dissimulées (khafi) et problématiques (mushkil). [28] Il peut aussi être nécessaire de considérer le positionnement des narrateurs de hadiths conflictuels ; la narration d’une personne impliquée personnellement est alors prioritaire. Par exemple, selon un hadith connu rapporté par Maymunah, le Prophète l’a épousée alors qu’il n’était pas en état d’ihram (sacralisation pour le pèlerinage). Etant donné que sa narration était celle d’un témoin visuel, son hadith a préséance sur la narration conflictuelle de Ibn Abbas, rapportée par une chaîne de transmission (isnad) tout aussi fiable, qui dit que le Prophète était en état d’ihram à ce moment là. [29]

Il existe plusieurs autres règles, comme celle selon laquelle ‘une interdiction a préséance sur une autorisation. [30] De même, des hadiths conflictuels peuvent être départagés en utilisant la fatwa d’un Compagnon, après avoir scrupuleusement comparé et évalué toutes les fatwas concernées [31]. Finalement, on peut avoir recours au qiyas (analogie). [32] Par exemple, différentes narrations à propos de la prière de l’éclipse solaire (salat al-kusuf) indiquent des nombres variables d’inclinaisons et de prosternations. Les ulémas, après avoir méticuleusement examiné les narrations et n’avoir pu lever l’antagonisme par aucune des méthodes exposées ci-dessus, ont appliqué le raisonnement analogique en concluant que la prière en question étant toujours appelée salah, la forme normale de la salah doit être suivie, en s’inclinant une fois et se prosternant deux fois. Les autres hadiths sont donc écartés. [33]

Cette articulation méticuleuse des méthodes de résolution de textes sources conflictuels, primordiale pour extraire à partir des sources révélées les règles de la shari’ah, fut tout d’abord mise en place par l’Imam Shafi’i. Confronté à la confusion et aux désaccords entre les juristes de son époque, et déterminé à établir une méthodologie cohérente qui permettrait d’établir un fiqh dépourvu de toutes erreurs, dans les limites de la contingence humaine, Shafi’i écrivit sa magnifique Risalah (Traité de jurisprudence islamique). Ses idées furent bien vite adoptées, dans différents contextes, par des juristes des autres traditions légales majeures ; et de nos jours, elles tiennent une place fondamentale dans l’application officielle de la Shari’ah. [34]

Ce système de Shafi’i, qui permet de limiter les erreurs en dérivant des règles légales à partir d’une masse de textes primaires, se répandit sous le nom d’usul al-fiqh (les racines du fiqh). Comme la plupart des autres disciplines académiques officielles de l’Islam, ce n’était pas une innovation néfaste, mais plutôt une élaboration à partir de principes que l’on pouvait déjà discerner du temps des premiers Musulmans. Avec le temps, chacune des grandes traditions interprétatives de l’Islam sunnite codifia ses propres variations sur ces bases, laissant ainsi se développer parfois des branches divergentes (id est des règles de pratique religieuse spécifiques). Bien que les débats qui en découlaient fussent parfois tenaces, ils étaient néanmoins insignifiants comparés aux grands différents sectaires et légaux qui avaient vu le jour au cours des deux premiers siècles de l’Islam, jusqu’à ce que la science d’usul al fiqh vienne mettre fin à de telles discordes chaotiques.

Il est à peine nécessaire de rappeler que malgré le fait que les quatre Imams, Abu Hanifa, Malik Ibn Anas, al Shafi’i et Ibn Hanbal, soient considérés comme les fondateurs de ces quatre grandes traditions, que nous pourrions définir schématiquement, si cela nous était demandé, comme un ensemble de techniques mises en place pour éviter les innovations, leurs traditions ne furent complètement normalisées que par des générations de savants plus tardives.

Les ulémas sunnites reconnurent rapidement l’autorité des quatre Imams, et nous savons qu’à la fin du troisième siècle islamique, la quasi-totalité des savants avaient adhéré à l’une de leurs approches. Les grands spécialistes du hadith, dont al-Bukhari et Muslim, suivaient tous fidèlement l’un ou l’autre madhhab, et en particulier celui de l’Imam Shafi’i. Mais les grands érudits de chaque madhhab continuèrent à améliorer et à affiner les fondements et les branches de leurs écoles. Dans certains contextes historiques, cela fut non seulement possible, mais nécessaire. Par exemple, certains savants de l’école d’Abu Hanifa, laquelle reposait sur les fondements des premières écoles légales de Kufa et Basra, étaient prudents vis-à-vis de certains hadiths circulant en Irak, du fait de la grande proportion de falsifications engendrées par les fortes influences sectaires qui sévissaient à cet endroit. Plus tard cependant, quand les recueils canoniques de Bukhari, Muslim et d’autres savants furent disponibles, les générations de savants hanafites qui suivirent prirent en compte l’intégralité du corpus de hadiths, en explicitant et retouchant leur madhhab. Deux siècles s’écoulèrent avant que les écoles n’atteignent une parfaite stabilité durant les cinquièmes et sixièmes siècles de l’Hégire. [35]

Ce fut également à cette époque que l’attitude de tolérance et de bonne opinion vis-à-vis des autres écoles se répandit. Cette qualité fut formulée par l’Imam al-Ghazali, lui-même auteur de quatre manuels de fiqh shafi’ite [36] mais également du Al Mustafa, largement reconnu comme l’ouvrage d’usul le plus avancé et méticuleux, usul al-fiqh fi al-madhhab. En vertu de son amour bien connu pour la sincérité et de son dégoût des rivalités ostentatoires des savants, il condamna sévèrement ce qu’il appela « l’attachement fanatique à un madhhab. » [37] De même que le Musulman se devait de suivre un madhhab reconnu pour éviter le danger fatal de mal interpréter les sources, il ne devait jamais tomber dans le piège de considérer sa propre école catégoriquement meilleure que les autres. A de rares exceptions près sous le règne ottoman, les grands savants de l’Islam sunnite suivirent l’ethos défini par l’Imam al-Ghazali et furent clairement respectueux des autres madhhabs. Quiconque a étudié sous l’autorité d’un savant traditionnel en est totalement conscient. [38] Contrairement à ce que certains orientalistes ont avancé [39], l’évolution des quatre écoles n’a pas étouffé la capacité d’affinement ou d’extension du droit positif. [40] Au contraire, des mécanismes sophistiqués existaient, qui non seulement permettaient à des personnes qualifiées de dériver la shari’ah de leur propre chef à partir du Coran et de la Sunna, mais leur imposait même cela ; d’après la plupart des savants, un expert accompli qui maîtrise parfaitement les sources et qui remplit un certain nombre de conditions d’érudition n’est pas autorisé à suivre l’avis répandu dans son école, mais se doit de dériver les règles lui-même à partir des sources révélées. Un tel individu est appelé mujtahid [41], un terme qui trouve sa source dans le fameux hadith de Muadh ibn Jabal. [42]

Rares sont ceux qui nieraient sérieusement que tout Musulman qui s’aventure au-delà de l’opinion experte répandue et qui a directement recours au Coran et à la Sunna se doit d’être un savant extrêmement éminent. Le danger de personnes moindrement compétentes, comprenant mal les sources et par conséquent susceptibles de nuire à la shari’ah est bien réel, comme le prouvent la discorde et le différent qui affligèrent certains Musulmans des premières générations et même plusieurs Compagnons, à l’époque qui précéda l’instauration des écoles orthodoxes.

Avant l’Islam, des religions entières avaient été renversées par une connaissance scripturaire trop superficielle, et l’Islam doit absolument être protégé d’un tel sort.

Pour protéger la shari’ah des dangers de l’innovation et de l’altération, les grands savants de l’usul ont établis des conditions drastiques qui doivent être remplies par quiconque souhaite se proclamer capable d’ijtihad. [43] Ces conditions sont les suivantes :


a) Une maîtrise parfaite de la langue arabe, pour minimiser les chances de mal interpréter la Révélation pour des raisons d’ordre purement linguistique ;

b) Une connaissance profonde du Coran, de la Sunna, et des circonstances liées à la révélation de chaque verset et hadith, de même qu’une connaissance complète des commentaires du Coran et des hadiths, ainsi que d’une maîtrise parfaite de toutes les techniques d’interprétation mentionnées ci-dessus ;

c) Une connaissance des disciplines spécialisées du hadith, comme celle de l’évaluation des rapporteurs et du matn (texte) ;

d) Une connaissance des opinions tenues par les Compagnons, les Suivants et les grands Imams, ainsi que des positions et des raisonnements exposés dans les manuels de fiqh, de même que la connaissance des cas où un consensus (ijma’a) a été atteint ;

e) Une connaissance de la science de l’analogie juridique (qiyas), de ses types et conditions ;

f) Une connaissance de sa propre société et de l’intérêt publique (maslahah) ;

g) Une connaissance des objectifs généraux (maqasid) de la shari’ah ;

h) Un haut degré d’intelligence et de piété personnelles, combiné aux vertus islamiques que sont la compassion, la courtoisie et la modestie ;

Un savant qui remplit ces conditions peut être considéré mujtahid fi al-shar et n’est ni obligé, ni même autorisé à suivre un madhhab existant reconnu. [44] C’est ce que certains Imams ont voulu dire quand ils ont interdit à leurs grands disciples de les imiter sans esprit critique. Mais pour le bien plus grand nombre de savants dont les compétences n’ont pas atteintes des sommets si vertigineux, il est possible de devenir mujtahid fi al-madhhab, un savant qui reste largement convaincu des préceptes de son école, mais qui peut diverger de l’opinion répandue au sein de celle-ci. [45] Il y a eu plusieurs exemples de ce type de personnes, dont l’Imam al-Nawawi chez les shafi’ites, le Qadi Ibn ‘Abdu al-Barr chez les malikites, Ibn Abidin chez les hanafites, et Ibn Qudama chez les hanbalites. Tous ces savants considéraient qu’ils suivaient les principes interprétatifs fondamentaux de leur propre madhhab, mais sont connus pour avoir utilisé leurs propres connaissances et avis pour émettre de nouvelles opinions dans leurs écoles respectives. [46] C’est à ces experts que les Imams mujtahid ont adressé leur conseil concernant l’ijtihad, comme dans l’instruction suivante de l’Imam Shafi’i : « Si vous trouvez un hadith qui va à l’encontre de mon verdict, alors suivez le hadith. » [47]. Il est évident que quoique puissent s’imaginer certains écrivains contemporains, de tels conseils ne furent jamais adressés aux masses islamiquement incultes.

L’Imam al-Shafi’i ne s’adressait pas à une foule de bouchers, veilleurs de nuit et âniers. D’autres catégories de mujtahids ont été répertoriées par les savants de l’usul ; mais les distinctions qui les caractérisent sont subtiles et sortent de notre sujet. [48] Les catégories restantes peuvent cependant être réduites à deux : le muttabi’ (celui qui suit), qui suit son madhhab tout en étant conscient des textes coraniques et des hadiths ainsi que du raisonnement qui détermine les positions de son école [49], et deuxièmement le muqallid (l’émule), qui se conforme simplement au madhhab, s’en remettant à ses savants sans nécessairement connaître le raisonnement détaillé derrière ses milliers de règles. [50]

Il est clairement recommandé au muqallid d’apprendre les preuves formelles de son madhhab autant que faire se peut. Mais il est également clair que tout Musulman ne peut être un érudit. Devenir savant demande beaucoup de temps, et pour que la umma fonctionne correctement, il est nécessaire que la plupart des gens exercent d’autres fonctions : comptables, soldats, bouchers, etc. [51]

On ne peut espérer d’eux qu’ils deviennent également de grands ulémas, même en supposant que tous disposent d’une intelligence à la hauteur de ce rôle. Le Saint Coran lui-même ordonne aux croyants moins avertis de faire appel à des savants qualifiés :

{Demandez donc aux gens du rappel si vous ne savez pas.} (16 ; 43) [52] (D’après les experts du tafsir, les ‘gens du rappel’ sont les savants).

Et dans un autre verset, les Musulmans sont enjoints d’établir et de maintenir un groupe de spécialistes qui ont autorité d’assistance vis-à-vis des non-spécialistes. {Pourquoi des groupes choisis parmi les tribus ne se mettraient-ils pas à l’écart en vue d’approfondir leur religion (yatafaqqahû fi-d-dîn) et de mettre en garde leur communauté une fois que ses membres seront revenus auprès d’eux ?} (9 ; 122).

Etant donné de l’immense expertise nécessaire pour bien comprendre les textes révélés, et les graves avertissements que nous avons reçus, qui mettent en garde contre toute altération de la Révélation, il est clairement du devoir des Musulmans ordinaires de suivre l’opinion des experts, plutôt que de s’en remettre à leur propre raisonnement et à leur connaissance limitée. Ce devoir évident était très connu des premiers Musulmans : le Calife Omar suivit certaines règles édictées par Abû Bakr  en disant qu’il aurait été honteux vis-à-vis de Dieu de différer de l’opinion de ce dernier. Et Ibn Massoud  à son tour, malgré le fait qu’il était un mujtahid dans le sens le plus large du terme, suivit ‘Omar  à plusieurs reprises. Selon al-Shabi, six des Compagnons du Prophète  donnaient des fatwas au peuple : Ibn Massoud, Omar ibn al Khattab, Ali, Zayd ibn Thabit, Ubayy ibn Kab and Abû Moussa (al Ashari), que Dieu soit satisfait d’eux. Et trois d’entre eux mettaient de côté leurs propres jugements en faveur du jugement de trois autres : ‘Abdullah (Ibn Massoud) abandonnait son jugement en faveur de celui d’Omar, Abû Moussa abandonnait le sien en faveur de celui d’Ali, et Zayd ferait de même en faveur d’Ubayy Ibn Kab.[53]

Cette règle qui invite expressément à suivre un grand Imam qui connaît la Sunna plutôt que de s’en remettre à soi-même concerne particulièrement les Musulmans des pays tels la Grande-Bretagne [ou la France], parmi lesquels seul un petit nombre a le droit de faire ce choix. Ceci pour la simple raison que même si on le désire, il n’est pas possible de lire tous les hadiths ayant trait à un cas particulier si l’on ne maîtrise pas l’arabe [54] : pour diverses raisons, incluant leur taille vertigineuse, seule une dizaine de collections de hadiths ont été traduites en anglais [et / ou en français]. Il en reste bien plus de trois cent autres, incluant des travaux séminaux comme le Musnad de l’Imam Ahmad ibn Hanbal [55], le Musannaf de Ibn Abi Shayba [56], le Sahih de ibn Khuzayma [57], le Mustadrak de al-Hakim [58] et bien d’autres collections en plusieurs tomes, qui contiennent de nombreux hadiths authentiques ne pouvant être trouvés dans Bukhari, Muslim, et les autres travaux qui ont été traduits jusqu’ici. Même en admettant que les traductions existantes soient absolument parfaites, seuls ceux qui ont accès à l’arabe peuvent donc éventuellement tenter de dériver la Shari’a directement à partir du Livre et de la Sunna. Essayer de discerner la Shari’a sur la seule base des hadiths qui ont été traduits signifierait ignorer et amputer une bonne partie de la Sunna, menant ainsi à de sérieuses distorsions. [59]

Je donnerai deux exemples. Pour ce qui est de la conduite à tenir vis-à-vis des cas légaux, les madhhabs sunnites ont établi que les punitions canoniques (hudud) ne devraient pas être appliquées si il y a la moindre ambiguïté, et que le qadi est tenu de faire tout son possible pour en prouver l’existence. Une lecture amatrice des six collections authentiques ne trouvera nulle confirmation de ce principe [60]. Mais la règle madhhabique se base sur un hadith rapporté par une chaîne authentique et consigné dans le Musannaf de Ibn Abi Shayba, le Musnad de al-Harithi, et le Musnad de Musaddad ibn Musarhad. Le texte dit : ‘Evitez les hudud par le biais des ambiguïtés. [61] L’Imam al-Sanani, dans son livre Al-Ansab, explique les circonstances de ce hadith :

« Un homme fut trouvé ivre, et on l’amena à ‘Omar, qui ordonna que le hadd de quatre-vingt coups de fouet soit exécuté. Lorsque ce fut terminé, l’homme s’écria : « Omar, tu as été injuste à mon égard, je suis un esclave ! » (La peine est diminuée de moitié pour les esclaves). Sur ce, ‘Omar fut saisi de remords et récita le hadith prophétique : ‘Evitez les hudud par le biais des ambiguïtés.’ » [62]

Un autre exemple est celui de la coutume de l’istighfar au profit des autres Musulmans lors du Hajj. Selon un hadith, « Le hajji est pardonné, de même que ceux pour qui le hajji prie. » Ce hadith n’est rapporté dans aucune des collections traduites jusqu’ici en anglais ou en français ; cependant, il apparaît dans plusieurs autres collections, incluant al-Mu’jam al-Saghir de al-Tabarani et le Musnad de al-Bazzar. Sa chaîne (isnad) est authentique. [63]

Un troisième exemple concerne la pratique importante et reconnue par les madhhabs d’accomplir les prières sunna aussi rapidement que possible après la prière obligatoire de Maghrib. Le hadith dit : « Dépêchez-vous d’accomplir les deux rak’as après le maghrib, car ils sont élevés (au ciel) avec la prière obligatoire. » Ce hadith est rapporté par l’Imam Razin dans son Jami.

Du fait de la traditionnelle crainte pieuse d’altérer la loi de l’Islam, l’écrasante majorité des grands savants du passé – certainement bien plus de quatre-vingt dix neuf pour cent d’entre eux – ont adhéré fidèlement à un madhhab. [64]

Il est vrai que durant le quatorzième siècle, un siècle de troubles, quelques dissidents virent le jour, tels Ibn Taymiyyah et Ibn al-Qayyim ; [65] mais même ces deux hommes se sont bien gardées de jamais préconiser que des Musulmans moyennement éduqués se hasardent à faire de l’ijtihad sans recourir à des mains expertes. Et dans tous les cas, bien que ces auteurs aient été récemment ressuscités et rendus proéminents, leur influence sur les savants orthodoxes de l’Islam classique a été négligeable, comme en témoigne le faible nombre de manuscrits en leurs noms préservés dans les grandes librairies du monde Islamique. [66]

Cependant, au cours du siècle passé, des turbulences sociales ont permis à plusieurs écrivains de percer qui prônèrent l’abandon d’une érudition officielle. Les représentants les plus éminents de cette campagne étaient Mohammad ‘Abduh et son élève Mohammad Rachid Rida. [67] Éblouis par le succès de l’Occident, et secrètement influencés par leur propre engagement bien connu dans la franc-maçonnerie, ces hommes incitèrent les Musulmans à se débarrasser des chaînes du taqlid et à rejeter l’autorité des quatre écoles.

Aujourd’hui, dans certaines capitales arabes, et surtout dans les lieux où la tradition locale d’érudition orthodoxe a été affaiblie, on voit souvent de jeunes arabes remplir leurs maisons de toutes les collections de hadiths sur lesquelles ils peuvent mettre la main, et s’y plonger en croyant, semble-t-il, qu’ils ont moins de chance de mal interpréter cette littérature vaste et complexe que l’Imam Shafi’i, l’Imam Ahmad, et les autres grands Imams. Cette approche irresponsable, bien qu’elle ne soit pas encore trop répandue, semble en voie d’ouvrir la porte à des opinions extrêmement divergentes qui ont [déjà] sérieusement commencé à détruire l’unité, la crédibilité et l’efficacité du mouvement islamique, et ont provoqué des discussions tendues autour de questions qui avaient pourtant été résolues par les grands Imams il y a plus de mille ans. [68]

Il est désormais monnaie courante de voir de jeunes activistes traînant dans les mosquées critiquer d’autres fidèles pour ce qu’ils croient être des défauts d’adoration, même lorsque leurs victimes suivent en fait les règles édictées par certains grands Imams de l’Islam. L’atmosphère nauséabonde et pharisaïque qui en résulte dissuade ainsi beaucoup de Musulmans moins engagés que ceux-là de se rendre dans les mosquées. Désormais, plus personne ne se souvient de l’avis des anciens ulémas selon lequel les Musulmans se doivent de tolérer des interprétations divergentes de la Sunna du moment que ces interprétations ont été tenues par des savants renommés.

Comme l’a dit Sufyan al-Thawri : « Si vous voyez un homme faire quelque chose à propos de quoi les savants divergent, et que vous-mêmes pensez que c’est interdit, vous ne devriez pas le lui interdire. » [69] L’alternative à cette politique est, bien évidement, une désunion et une rancœur susceptibles d’empoisonner et d’amputer la communauté musulmane de l’intérieur. [70]

Dans une culture mondiale influencée par l’Occident, où les gens sont poussés depuis le plus jeune âge à penser d’eux-mêmes et à remettre en question l’autorité établie, il peut parfois être dur de rassembler assez d’humilité pour reconnaître ses propres limites. [71] Nous sommes tous un peu comme Pharaon : nos ego résistent par nature à l’idée qu’autrui puisse être bien plus intelligent et savant que nous-mêmes. Croire que des Musulmans ordinaires, même s’ils connaissent la langue arabe, ont les qualifications requises pour dériver des règles légales pour eux-mêmes est un exemple de ce narcissisme sauvage. Cette situation peut devenir un piège pour des jeunes gens fiers de leurs propres opinions et étrangers à la complexité des sources et à l’éclat de la science authentique, qui peut finalement les détourner de la voie orthodoxe de l’Islam et provoquer un éventail involontaire de profondes divisions dans le monde musulman. On semble avoir oublié que tous les grands savants de la religion, experts du hadith inclus, suivaient eux-mêmes des madhhabs et exigeaient de leurs élèves la même chose. Dans ce domaine, l’estime de soi a remporté une victoire majeure sur le bon sens et le devoir islamique. [72]

Le Saint Coran ordonne aux Musulmans d’utiliser leurs têtes et leurs capacités de réflexion ; et cette aptitude devrait être tout particulièrement cultivée quant à la question de suivre ou non des savants attitrés. Et pour commencer, il faudrait reconnaître qu’il n’existe pas de différence catégorique entre usul al-fiqh et toute autre science spécialisée qui demande un apprentissage de longue haleine.

Le Cheikh Sa’id Ramadan al-Buti, qui dans son ouvrage : Le non-madhhabisme : la plus grande bid’a qui menace la shari’ah islamique, a formulé une réponse orthodoxe adéquate à la tendance anti-madhhab, aime à comparer la science de la dérivation des règles légales à celle de la médecine. « Si l’enfant de quelqu’un est sérieusement malade, demande-t-il, cherche-t-on soi-même dans les manuels médicaux les bons diagnostics et remèdes, ou bien doit-on se rendre chez un médecin expert ? » La raison dicte sans aucun doute la deuxième option. Il en va de même pour les questions religieuses, qui sont en fait plus importantes encore et peuvent s’avérer dangereuses : il faut être et idiot et irresponsable pour tenter de parcourir les sources de son propre chef et devenir son propre mufti. Au lieu de ça, il vaudrait mieux reconnaître que ceux qui ont passé leurs vies à étudier la Sunna et les principes légaux ont bien moins de chance de se tromper que [les gens du commun]. [73]

Penchons-nous sur une seconde métaphore, cette fois-ci empruntée à l’astronomie. Nous pourrions en effet comparer les versets coraniques et les hadiths aux étoiles. A l’œil nu, nous sommes incapables de voir précisément bon nombre d’entre elles. Il nous faut donc avoir recours à un télescope. L’idiot ou l’arrogant essayeront peut-être d’en construire un eux-mêmes. Cependant, le sage et le modeste seront heureux d’en utiliser un construit par les Imams Shafi’i ou Ibn Hanbal et élaborés, polis et améliorés par des générations et des générations de grands astronomes. Un madhhab n’est, après tout, rien de plus qu’un équipement de précision qui permet de discerner l’Islam avec une visibilité optimale. La vision de quiconque utilise son propre système sera inévitablement amoindrie par le caractère amateur de ses manipulations.

Voici enfin une troisième image. Une construction ancienne, comme par exemple la Mosquée Bleue d’Istanbul, peut sembler imparfaite aux yeux de certains fidèles qui y prient. On pourrait imaginer que des jeunes gens enthousiastes, rêvant d’embellir et de finioler l’édifice (conformément, sans aucun doute, à leurs propres penchants du moment), accèdent aux cryptes et aux sous-sols du bâtiment. Sur la base de leur propre compréhension des règles de l’architecture, ils essayeraient d’ajuster les fondations et les piliers qui supportent le grand édifice qui se trouve au-dessus, sans se donner la peine, bien entendu, de consulter des architectes professionnels, à part peut-être l’un où l’autre dont les arguments leur auraient plu. Les livres et les mémoires de ceux qui auraient assuré l’entretien du bâtiment pendant des siècles ne leur seraient d’aucune utilité : leur zèle et leur fierté ne leur laisseraient pas de temps pour cela. Au plus profond des sous-sols, ils sortiraient leurs pioches et leurs perceuses hésitantes et se mettraient à l’ouvrage avec leur enthousiasme habituel.

Le danger que l’Islam sunnite soit logé à la même enseigne est réel. L’édifice est resté stable pendant des siècles, résistant aux coups les plus durs de ses ennemis. Il ne peut être affaibli que de l’intérieur. Nul doute que l’Islam a des adversaires intelligents qui ne le savent que trop bien. Le spectacle des désunions et des fitnas qui ont divisé les premiers Musulmans malgré leur piété incomparable, mais aussi la solidité et la cohésion du Sunnisme à la suite de la codification finale de la shari’ah à travers les quatre écoles des grands Imams ont sans doute donné des idées à plus d’un esprit malveillant. Nous ne suggérons aucunement que ceux qui attaquent les grands madhhabs sont les outils conscients des ennemis de l’Islam. Mais cela peut fournir quelques explications au fait qu’ils continueront à être médiatisés et bien financés, tandis que l’alternative orthodoxe reste dénuée de tous moyens. Chaque Musulman étant désormais un ‘grand mujtahid’, et le taqlid étant rejeté comme un pêché au lieu d’être reconnu comme étant une vertu simple et nécessaire, les opinions divergentes qui ont tant sévi au début de notre histoire risquent de refaire surface. Au lieu de quatre madhhabs en harmonie, nous aurons un milliard de madhhabs en conflit acharné et pharisaïque. Nul plan plus ingénieux n’aurait pu être imaginé pour détruire l’Islam. [74]

Wa Allâhou A’lam.

© Sheykh Abdal Hakim Murad (Nouvelle édition avec notes)
Traduit par Muhammad. N

Notes :

[1] à [74] disponibles en cliquant ici : Notes

La biographie du Sheykh Abdal Hakim Murad est disponible ici : Biographie du Sheykh Abdal Hakim Murad